Passer au contenu principal
fr

3 questions à Jean-Frédéric Schaub

Cette année, Jean-Frédéric Schaub était présent au Salon du livre de Lisbonne pour présenter son livre Pour une histoire politique de la race, récemment publié par Tinta da China.

L’Institut français du Portugal a profité de l’occasion pour lui poser quelques questions sur son livre.

 

 

1.Votre ouvrage Pour une histoire politique de la race (édition du Seuil, 2015) récemment publié en portugais par les éditions Tinta-da-China (Para uma história política da raça,2022) est d’une grande nouveauté et originalité. Car votre objectif consiste avant tout à nous fournir des outils conceptuels et méthodologiques pour définir et penser le racisme – ou les classifications raciales – dans et à travers l’histoire. Vous ne vous attaquez donc pas d’emblée à la chronologie du racisme et de ses manifestations. Vous faites une sorte de pas en arrière et vous nous dites : « Attendez ! Pour faire une bonne histoire du racisme il faut tout d’abord bien caractériser le phénomène et définir clairement ce que l’on entend par classification raciales ». Ce n’est alors que cette profonde réflexion méthodologique qui vise à cerner ce que l’on doit entendre par racisme vous conduit à repenser la chronologie du racisme. Pourriez-vous donc nous préciser votre approche qui me semble très originale dans le champ historiographique et extrêmement riche ?

C’est en historien que j’aborde la question, alors même que l’ouvrage n’est pas une histoire du racisme. Deux propositions animent l’argumentation. La première est que la caractérisation raciale des personnes et des groupes est une ressource politique dont disposent les membres de la société qui entendent imposer leur autorité. Je construis mon interprétation avec outils de l’histoire politique ou socio-politique, et pas sur la base de considérations culturelles. La seconde proposition est que le racisme est une forme politique très élaborée qui se distingue de la simple antipathie ou de la xénophobie. En fait, la pensée raciale est une idéologie de l’histoire ou, du moins, une idéologie qui porte sur le temps dans la mesure où son intuition centrale c’est que les individus et les groupes ne changent pas suivant les mêmes cadences ni à la même vitesse. C’est donc une pensée du différentiel entre des populations encloses dans l’incapacité à se transformer et des populations engagées dans une dynamique de progrès.

 

 

2.Venons-en à présent aux définitions : qu’est-ce que le racisme et qu’est-ce qui le distingue des autres opérations et formes de discrimination, stigmatisation ou classifications et « altérisations » qui conduisent à l’exclusion ?

La racialisation des individus et des groupes repose sur la conviction que les caractères moraux ou sociaux des individus et des groupes se transmettent de génération en génération suivant des processus qui font intervenir le corps. On voit par-là, pour revenir à la question précédente, que la coordonnée première est bien le temps. En effet, ce qui est postulé c’est bien la répétition de génération en génération de traits dont on attribue la constance à une mécanique d’héritage et d’hérédité. Cette définition synthétique mérite d’être explicitée par une définition plus analytique. Portant le regard sur le temps long de l’histoire occidentale, on peut trouver trois modèles d’application du principe général. Le premier est la séparation entre les descendants de conquérants (vainqueurs) et les descendants de conquis (vaincus). Le deuxième est la séparation entre les descendants de ceux qu’on a classés ou jugés comme purs sur le plan religieux et les descendants des impurs. Enfin, la séparation entre les descendants de ceux qui ne se sont jamais déshonorés pour obtenir les moyens de leur subsistance et les descendants de ceux qui ont dû exercer des métiers ou activités déshonorants ; aux deux extrémités du spectre, on trouve la condition aristocratique et la réduction en esclavage. La définition synthétique et la définition analytiques sont cohérentes en ce point précis que le travail de classification repose sur une observation de l’altérité sur plusieurs générations, c’est-à-dire dans l’attribution d’une durée aux caractères jugés inférieurs ou indésirables.

Votre livre qui, vous insistez beaucoup sur ce point, n’est pas une histoire circonstanciée du racisme. Votre entreprise vous conduit toutefois à repenser la chronologie habituellement admise en incluant d’ailleurs une approche de longue durée qui tend à élargir aussi le cadre spatial. Vous précisez par ailleurs qu’il s’agit d’une histoire politique de la race. Aussi je serais tenté de vous demander : en quoi cette approche politique de la race vous permet-elle de repenser la chronologie et, à partir de là quand et où commence, selon vous, le racisme ?

Il serait très arrogant de prétendre délivrer la solution juste, comme si la question posée prenait la forme d’une équation simple. La grande majorité des historiens juge que si toutes sortes de discriminations ont jalonné l’histoire de l’Occident, le racisme serait une invention moderne. Soit on le situe dans le moment des Lumières où l’universalisme des droits se formule alors que la traite atlantique atteint son maximum. Soit on l’identifie avec la trilogie des trois grands racismes d’État : Jim Crow, nazisme, apartheid. D’autres voient au croisement de l’exclusion des étrangers, de l’hérédité des conditions et du recours massif à l’esclavage les marques d’une présence de la race dans les sociétés de l’Antiquité classique grecque et romaine. D’autres enfin voient dans l’esprit de croisade qui habite l’Occident depuis la fin du XIe siècle la matrice d’une opposition frontale à l’ennemi islamique qui relève de la race ou du moins enclenche son déploiement. La proposition que je formule est différente. Elle part de l’idée que le racisme n’est pas déclenché par le constat de la différence, notamment à travers le phénotype, mais qu’il est un programme politique visant à produire de la différence. De ce point de vue, la conviction que les manants sont porteurs d’un sang auquel les nobles ne doivent pas mêler le leur, l’exclusion au sein de la communion chrétienne de ceux dont les ancêtres s’étaient convertis en abandonnant le judaïsme ou l’islam, la marginalisation des métis en situation coloniale dans les moments d’expansion territoriale et finalement la déshumanisation des Africains pris dans la violence extrême de la traite : voilà quatre grandes scansions qui permettent de dessiner une chronologie de la mise en œuvre de racialisations qui embrasse le Moyen-Âge central et l’époque moderne. Du paysan médiéval à l’esclave de traite, en passant le judéo-convers ou les métis américain, le point commun n’est pas la différence visible. Le processus de racialisation est une naturalisation des clivages sociaux qui se dit dans les mots de l’héritage, c’est-à-dire de l’hérédité.

 

 

3.Un livre est toujours écrit depuis le présent, à partir de préoccupations actuelles. En quoi le vôtre s’inscrit-il dans notre présent ? Vous nous fournissez sans nul doute des armes pour comprendre le racisme et pouvoir lutter efficacement contre les effets létaux de l’imposition de classifications raciales à des fins politiques. Vit-on, selon vous, un moment inquiétant et en quoi la connaissance et la compréhension des mécanismes déployés dans le passé pour marginaliser, discriminer et exterminer peut nous aider, aujourd’hui, á conjurer la dissémination de ce mal absolu ? Bref, comment voyez-vous notre présent du point de vue du racisme et comment concevez-vous votre rôle en tant qu’historien ?

Je commencerai par la fin de votre question. Mon rôle d’historien est celui d’un chercheur en sciences sociales. C’est-à-dire d’un scientifique. Autrement dit, ayant une bonne fois pour toutes écarté l’épouvantail de la neutralité axiologique (qu’aucun scientifique ne revendique), il s’agit d’affirmer que la recherche historique n’a pas renoncé à un horizon de vérité et s’emploie à construire une relation méthodologiquement contrôlée au réel. Il s’agit donc d’affirmer que la production de connaissances dont les historiens sont chargés par la société doit être guidée par un souci de cohérence logique et par le traitement méthodique de l’ensemble des traces matérielles des sociétés passées que le passage du temps n’a pas détruites. Autrement dit, les sciences sociales doivent se penser comme des sciences et non pas comme le forum où viennent s’exhiber les ressentis, les sensibilités, les mémoires. Pour cela, il existe d’autres canaux.

Pour répondre au début de votre question, je vais formuler une réponse qui peut apparaître inattendue au moment où dans toute l’Europe des Açores à Moscou un populisme conservateur, enraciné dans les partis historiques de l’extrême-droite xénophobe, ainsi que la mouvance incarnée par Donald Trump, sont en passe de gripper le compromis libéral-social sur lequel toutes nos sociétés démocratiques se sont développées depuis des décennies. Le paradoxe est le suivant : en dépit de la popularité croissante de ces mouvements xénophobes, l’Europe demeure aujourd’hui la région de moindre pression raciale à l’échelle du monde. Je pourrais passer en revue la loi sur la migration de travail adoptée par la Diète japonaise, le colonialisme chinois au Tibet et au Xinjiang , la chasse aux musulmans lancée par Narendra Modi en Inde, les massacres qu’ils subissent au Myanmar, la persécution des Papous par le régime indonésien, les 300.000 morts du Tigré en Éthiopie, les migrants subsahariens sont traqués en Tunisie, la mise en danger des peuples amazoniens à la demande de l’agrobusiness brésiliens, le traitement des migrants boliviens en Argentine, et la liste est loin d’être close. Les dictateurs de Russie et de Chine, engagés dans les politiques impérialistes et colonialistes les plus classiques, c’est-à-dire sur le modèle de l’impérialisme et du colonialisme européens du XIXe siècle, sont parvenus à faire croire que le clivage pertinent est celui qui oppose l’Occident au Sud global. Dans ce travail de propagande d’État, l’Occident est présenté à certains publics comme un modèle décadent rongé par l’homosexualité, la transidentité et le féminisme et présenté à d’autres publics comme l’héritier du privilège et de l’arrogance blancs. Bien souvent, les deux dimensions sont attribuées à l’Occident pour le désavouer. Or ce n’est ni en Europe ni pour servir les intérêts européens que les pires politiques racistes se déploient aujourd’hui en toute bonne conscience.

Qu’en est-il cependant du racisme en Europe, puisque telle est votre question ? Concernant l’ensemble des discours et des dispositions qui manifestent de l’hostilité à l’égard des migrants venus des pays du sud, il faut arriver à débrouiller ce qui relève de l’exigence d’une conformité de ces populations à des mœurs et des codes européens et ce qui relève d’un refus de principe de leur présence sur le sol européen. On peut hélas remarquer que la seconde attitude peut se dissimuler derrière la première. Dans le cas de la France, on notera un point intéressant. Pendant les trente années qui ont suivi la fin de la Guerre d’Algérie (1962-1992), le racisme anti-arabe a pros la forme d’un terrorisme groupusculaire d’ultra-droite qui a assassiné des dizaines d’ouvriers algériens sur le sol français. Depuis plus de trente ans, ce phénomène ne s’est plus reproduit. Ce sont des assassinats antisémites qui endeuillent le pays désormais et tous ces attentats ont été commis en relation avec le conflit proche-oriental par des citoyens et des résidents d’origine arabo-musulmane.

L’erreur d’une certaine forme d’antiracisme contemporain, c’est de calquer son raisonnement sur les attitudes racistes historiques qui opposaient terme à terme juifs et aryens, noirs et blancs, colons et colonisés, nationaux et étrangers. Ce dualisme dans le raisonnement est le plus court chemin pour ne pas comprendre les dynamiques de racialisation. En réalité, ce que l’enquête historique permet de mettre à jour c’est que le point d’application du racisme c’est l’individu et le groupe ou la population en cours de transformation. Ce qui déclenche l’exaspération raciste ce n’est pas tant que l’autre soit différente, c’est qu’il le soit de moins en moins. Mon travail d’historien dégage cette proposition analytique : en dehors des nobles et des roturiers, il y a les anoblis ; en dehors des chrétiens et des juifs, il y a les convertis ; en dehors des colons et des colonisés, il y a les métis ; en dehors des libres et des esclaves, il y a les affranchis ; en dehors des enfants légitimes et des bâtards, il y a les enfants légitimés ; en dehors des nationaux et des étrangers, il y a les naturalisés. Or les anoblis, les convertis, les métis, les affranchis, les enfants légitimés, les naturalisés, dans leur chemin vers l’intégration à la norme dominante sont affectés par un défaut de naissance. Ce défaut peut être efficacement dissimulé ou peut être dévoilé par le pouvoir. Il est une épée de Damoclès au-dessus de la tête de ceux qui ne sont pas « bien nés ». En ce sens, l’exercice de la politique raciste consiste à tenir la porte de l’entrée dans la norme et à déterminer le rythme de cette évolution. C’est bien pourquoi le discours de l’assimilation permet aussi bien d’inclure que d’exclure. C’est cette subtile confusion que l’historien aide à mieux débrouiller.

 

 

 

Jean-Frédéric Schaub, historien, enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales, au Laboratoire Mondes Américains.
Il a récemment publié : Nous avons tous la même histoire. Le défi des identités, Paris, Odile Jacob, 2024. Parmi ses livres plus anciens : Histoire de la race dans les sociétés occidentales, XVe-XVIIIe siècle (avec Silvia Sebastiani, Paris, Albin Michel, 2021); Pour une histoire politique de la race, (Paris, Seuil, 2015, trad. Princeton UP 2019 ; trad. Fondo de cultura económica 2020 ; trad. Tinta da China 2022) ; L’île aux mariés. Les Açores entre deux empires (1583-1642), Madrid, Casa de Velázquez, 2014 ;  L’Europe a-t-elle une histoire ?, Paris, Albin Michel, 2008  (trad. Akal 2012); Oroonoko, prince et esclave. Roman colonial de l’incertitude, Paris, Seuil, 2008 ; La France espagnole. Les racines hispaniques de l’absolutisme français, Paris, Seuil, 2003 (trad. Marcial Pons, 2004) ; Portugal na Monarquia Hispânica (1580-1640), Lisbonne, Livros Horizonte, 2001 ; Les juifs du roi d’Espagne. Oran, 1507-1669, Paris, Hachette Littérature, 1999 (trad. Tel Aviv, Taupress, 2012).

 

Non classifié(e)